Les Juifs En France, La Survie ou Le Désarroi ?

AVANT-PROPOS

L’antisémitisme est aujourd’hui posée devant l’opinion; il n’est pas douteux qu’à tort ou à raison un grand nombre de Français d’origine, tant en Algérie que dans la mère-patrie, n’admettent pas la fusion des Israélites avec la race indigène. Et voilà pourquoi il est intéressant de rechercher comment et dans quelles circonstances un élément sémitique s’était introduit en France, à égalité de droits avec les Français d’origine.

Arriver à la connaissance exacte des faits m’a paru suffisant, car la question est assez complexe. Sans entrer dans les discussions passionnées qu’a soulevées le parti antisémite ; et, peut-être, les uns trouveront-ils dans ce travail des arguments pour prouver que les Israélites sont bel et bien Français légalement, et les autres jugeront que la manière dont ils le sont devenus n’est vraiment pas si régulière et si réfléchie qu’elle ne prête à révision.

Sans vouloir conclure j’ai voulu garder ici, au milieu des passions, l’impartialité de l’histoire. J’ai donc cherché à comprendre cette énigme française, car il n’était pas question pour moi d’oublier tous ceux qui avaient péri à Auschwitz. Alors il me semblait que le temps était venu de s’interroger sur cette exception française. Cette règle a été celle qui a présidé à mes investigations : au vu des ouvrages des proches et des adversaires de la race juive ; aux uns et aux autres j’ai emprunté largement, m’appliquant surtout à présenter un précis historique net et impartial. Puis-je avoir atteint le but et donner aujourd’hui le résumé nécessaire sur cette grande question politique, religieuse et sociale, de l’introduction du Juif dans la société française sur un pied d’absolue égalité avec les autres citoyens. Vous en jugerez.

Pour tenter d’éclairer le présent par le passé, je rappellerai dans un premier temps la longue histoire de la présence juive sur notre territoire. Depuis quand y a-t-il des juifs en France ? Beaucoup seront surpris d’apprendre qu’il y avait déjà des Iudaei, c’est-à-dire des Judéens (dont le nom a été déformé en «juifs» dans la Gaule romaine. Des vestiges archéologiques du Moyen Âge portant des symboles juifs comme la ménora (le chandelier à sept branches), des stèles bilingues ou trilingues (latin, grec, hébreu), au moins un bain rituel (miqvéh) ont été retrouvés en Provence ou dans le Languedoc. La faculté de médecine de Montpellier affiche, entre autres, les noms de médecins juifs locaux actifs au XIIe siècle. Des stèles funéraires inscrites en hébreu, trouvées à Paris près des ruines de Cluny au moment du percement du boulevard Saint-Michel, rappellent que des juifs vivaient déjà là à la même époque.

LA CONDITION DES JUIFS AU MOYEN ÂGE ET SOUS L’ANCIEN RÉGIME

Les Juifs du Moyen Age ont innové dans de nombreux domaines (philosophie, linguistique, poésie) – mais ils n’ont pas tenté de garder le souvenir de leur histoire

Légalement, jusqu’au XVIIIe siècle, les Juifs n’existaient pas en France. A l’époque médiévale, les savants juifs ont beaucoup écrit. Ils ont réfléchi sur l’exil, la rédemption, le droit, la mystique, mais ils n’ont presque jamais fait référence à des événements historiques ou des personnages ayant réellement existé. Alors que les populations parmi lesquelles ils vivaient ont élaboré des traditions d’écriture de l’histoire, avec des conventions spécifiques, les rares écrits historiques juifs sont limités et sporadiques, entrecoupés de très longues périodes de silence.

Les successeurs de Hugues Capet s’étaient montrés d’une extrême rigueur à leur égard et leur avaient fait chèrement payer la tolérance très relative dont ils jouissaient tant qu’ils ne provoquaient ni la colère populaire par l’usure, ni la sévérité royale par les richesses accumulées. Le peuple souvent se portait contre eux aux plus grands excès, et la comparaison du Juif avec l’éponge a été maintes et maintes fois renouvelée.

Même baptisés, les Juifs étaient généralement tenus à l’écart par la société chrétienne : la question de race subsistait, et l’on pouvait écrire en France ce qu’on écrivait en Espagne, sous Charles-Quint : « Nous informons le roi et la reine qu’en leurs royaumes et seigneuries il y a beaucoup de chrétiens de la race des Juifs qui pratiquent secrètement en leurs maisons les rites hébraïques ».

Dans la vallée du Rhône et dans le comté de Toulouse seulement, certaine assimilation a lieu, motivée par des mœurs plus douces, par de grands besoins d’argent des seigneurs qui exploitent les Juifs, et tenant surtout à la protection constante des papes dont la ville d’Avignon était en France, comme Rome en Italie, le refuge de tous les persécutés.

Charles VI, au début du XVe siècle, rendit un arrêté formel d’expulsion contre tous les Juifs de ses États, – mesure exceptionnellement rigoureuse, inspirée sans doute par les passions populaires qui attribuaient à leur vieil adversaire certaines complicités avec les ennemis de la patrie.

Loin de tomber, en même temps que diminuait la ferveur religieuse du Moyen Âge, la passion antisémitique croissait donc, et des faits identiques le prouvent, dans tous les pays d’Europe. L’Angleterre fut particulièrement sévère : en 1376, Édouard III fit rechercher tous les Juifs de son royaume et leur intima l’ordre de quitter sans délai l’Angleterre. Ce fut le signal de violences populaires : les établissements juifs très florissants furent pillés, beaucoup d’Israélites égorgés. Quant à ceux qui échappèrent au massacre, ils trouvèrent pour la plupart une mort plus affreuse encore ; les capitaines des vaisseaux où ils avaient pris passage pour gagner le continent, les débarquèrent à marée basse sur des rochers, au milieu de la Manche, et les abandonnèrent aux fureurs de la marée montante : très peu de ces malheureux purent se sauver à la nage.

L’exécution avait été si complète et si terrible que les historiens affirment que pas un Juif n’osa revenir en Angleterre jusqu’en 1648 : alors, au cours de la grande crise révolutionnaire, Cromwell laissa tomber en désuétude les prescriptions d’Édouard III. À cette même époque, du reste, aucune loi n’admettait les Juifs à résider sur le territoire français et leur nombre était assez minime. Pourtant quelques Juifs privilégiés sont dès lors tolérés, soit à cause de leur position, soit pour les services qu’ils peuvent rendre. Le plus connu est Samuel Bernard.

Ce Samuel Bernard Né à Paris en 1651, mort en 1739 est, sinon une grande figure, du moins une figure intéressante. C’est le premier « argentier » qui, au vu et au su de tous, de manière presque officielle, put jouer un rôle et tenir une place dans la monarchie. Louis XIV, obligé par la multiplicité de ses dépenses à se faire emprunteur, s’adressa à Samuel Bernard : Chamillard et Desmarets, contrôleurs-généraux des finances pendant la dernière partie du règne, avaient grand besoin de ce Juif pour équilibrer tant bien que mal leur budget. Aussi le Roi, qui jusqu’alors avait tenu les Israélites à l’écart, se fit aimable et prévenant envers le financier, l’invita à Versailles, et le guida lui-même au milieu des parterres de Le Nôtre. Mais ce n’était qu’un fait isolé, et la loi demeurait inflexible. Il appartenait au mouvement philosophique du XVIIIe siècle d’en faire fléchir la rigueur, sous le prétexte que toutes les religions sont bonnes et que, par conséquent, toutes les querelles religieuses sont futiles.

La différence était grande entre les philosophes et les réformateurs du XVIe siècle. Tout comme Mahomet, qui avait détruit les synagogues et insulté la race juive, Luther n’a pas caché son désir de voir les Juifs quitter l’Europe et retourner à Jérusalem ; il propose même de payer le voyage. Aujourd’hui, beaucoup parmi les disciples de Luther poussent les doctrines du Réformateur jusqu’à leurs dernières conséquences logiques et se proclament les adversaires zélés de toutes les barrières religieuses élevées entre les hommes.

Les disciples de Voltaire ne furent pas cependant les initiateurs du mouvement. À peine Louis XIV avait-il fermé les yeux que déjà, dans toute l’Europe occidentale, on parlait de donner aux Juifs les droits de citoyens. La franc-maçonnerie se faisait l’avocate, –elle l’est presque constamment demeurée–, des revendications des Israélites et elle portait d’abord son effort sur la Grande-Bretagne, où son organisation se trouvait le plus développée.

Ce fut en France qu’on prit la première mesure de tolérance : par lettres patentes de 1723, les Juifs furent admis à Bordeaux et au Saint-Esprit. La concession était minime, et encore l’enregistrement de ces lettres coûtait-il aux Juifs la somme de 110 000 livres. Mais ce peu contenait en germe toutes les dispositions libérales des lois ultérieures : aucune raison sérieuse ne s’opposait à donner aux Israélites l’égalité complète, du moment qu’on ne faisait plus une question de principe de leur inégalité absolue.

Pendant tout le cours du XVIIIe siècle, les tentatives furent renouvelées, sous l’impulsion de la franc-maçonnerie. La plus intéressante fut celle de 1753 ; le Parlement d’Angleterre adopta un bill permettant de naturaliser les Juifs établis dans le Royaume-Uni depuis trois ans au moins. Les négociants de la cité protestèrent, le peuple tout entier réclama, et il fallut, en 1754, revenir à l’ancien état de choses.

La résistance populaire, qui se manifestait de la sorte en pays protestant comme en pays catholique, était la grande difficulté à vaincre ; il était d’autant plus malaisé d’y parvenir qu’elle tenait à un état d’âme séculaire dans tout le peuple chrétien. Le Juif est l’ennemi ; on n’a cessé de le dire, et le Juif même en est convaincu si bien que les esprits libéraux le remarquent et que Thierry, avocat au Parlement de Nancy, à la veille de la Révolution, en sa dissertation : Est-il des moyens de rendre les Juifs plus heureux ? écrit ces lignes : « Livrés à une superstition aveugle et insensée, isolés par des barrières que leur rend précieuses le sentiment de leur faiblesse, ils chérissent d’autant plus ces barrières qu’ils sont constamment occupés de l’idée que notre premier soin est de chercher à les malmener, et que nos bienfaits sont ce qu’il y a de plus dangereux et ce dont ils doivent se méfier davantage. Que faire contre de pareilles idées, d’autant plus profondément gravées que, fondées sur une funeste expérience, l’habitude et le malheur en ont fait un sentiment » ?

Sans doute les Juifs tiraient une grande force de cette qualité si éminente dans leur race, d’une patience, d’une endurance inlassable, qui triomphe des insultes et des calomnies, des hostilités les plus persistantes et, malgré tous les obstacles, persiste dans ses desseins. Mais la manière dont ils sont traités, les griefs qu’ils savent élevés contre eux, les craintes qu’ils inspirent, tout est fait pour enraciner chez les Juifs le sentiment de leur misère et de leur abjection. Il faut, pour comprendre cet état spécial, se rappeler quelle situation était offerte à « la race impure » dans la société chrétienne de jadis.

Au Moyen Âge, on travaille de ses mains, ou bien on fait la guerre ; ce sont les deux professions principales, les deux professions uniques ; l’une occupe les gens de roture, l’autre séduit les nobles ; elles sont soigneusement distinguées, et l’exercice de l’une ou de l’autre est réglé par la naissance. Seul, le Juif ne fait pas la guerre et ne travaille pas de ses mains ; il est essentiellement intermédiaire, se livre au commerce, à la banque, à l’usure. L’usure est le grand crime que l’on reproche à la race juive ; du haut de la chaire chrétienne, les prédicateurs en demandent la répression, et au XVe siècle, Geyler exprimait bien l’idée de ses contemporains en écrivant : « Les Juifs sont-ils au-dessus des chrétiens ? Pourquoi donc ne veulent-ils pas travailler de leurs mains ? Ne sont-ils pas comme nous soumis au commandement de Dieu qui a dit expressément : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front ? » Or, pratiquer l’usure n’est pas travailler. C’est exploiter les autres en restant oisif. Jean Geyler – était un prébendier de la cathédrale de Strasbourg, qui vécut à la fin du XVe siècle- » Et les idées de Geyler sur le capital et sur son rôle, pour singulières qu’elles puissent paraître, étaient acceptées de tous, et tous s’écriaient avec Wimpheling : « L’usure pratiquée par le Juif est épouvantable !… temps lamentable où l’argent a commencé à régner, produisant l’argent dans une proportion toujours plus grande. »

L’usure, voilà le crime. Le châtiment n’est pas loin, résumé par ces paroles de Moïse : « Vous serez comme la fable et la risée de tous les peuples où le Seigneur vous aura conduits. » Les vexations subies par les Juifs sont épouvantables et leur rappellent à chaque instant les jours de deuil qui suivirent la prise de Jérusalem, lorsque les survivants furent vendus comme bétail en foire aux prix dérisoire de trente Juifs pour un denier (à la foire de Térébinthe), et qu’il leur fut défendu de venir pleurer sur les ruines de Jérusalem ou de se mêler à aucune société.

Dans la France du Moyen Âge, les vexations sont si nombreuses que l’on peut seulement en citer des exemples. À Toulouse, à Béziers et ailleurs, un député de la communauté juive doit venir recevoir publiquement un soufflet le jour du vendredi saint.. En beaucoup de villes, ils paient un droit de résidence. Mais ce système de taxation, très répandu en Allemagne. À Augsbourg, un Juif paie un florin par heure ; à Brême, un ducat par jour, est généralement remplacé en France par le péage.

Denisart, dans sa collection de jurisprudence, cite les chiffres de Châteauneuf-sur-Loire, d’après une pancarte imprimée en 1576, conformément à un arrêt du 15 mars 1558 :

Item : Un Juif doit…………. 12 deniers.

   »     Une Juive grosse……. 9    »

   »     Une simple Juive…… 6     »

   »     Un Juif mort……….. 5 sols.

   »     Une Juive morte….. 30 deniers.

Dans nombre de pays, le droit de «pulvérage» impôt est ainsi établi : « Sur chaque bœuf et cochon, et sur chaque Juif : un sol ; sur chaque trentenier de même bétail, six sols par trentenier » l’original s’en trouve dans la bibliothèque de M. de Crozat, 66, rue Senac, à Marseille. Cité par l’abbé LÉMANN.

Ce ne sont là que des exceptions ; il y a des mesures absolument générales. La plus connue est le port obligatoire de la rouelle, morceau d’étoffe jaune que tout Juif devait avoir sur la poitrine pour avertir au plus loin de son approche ; à défaut de la rouelle, il avait du moins, au chapeau, un ruban de couleur jaune.

Dans toutes les villes, les Juifs occupent des quartiers à part, aux ruelles étroites et insuffisantes, souvent infectes. Les maisons offrent un aspect tout spécial ; les rares ouvertures donnant sur le dehors sont soigneusement barricadées par crainte du pillage, et à peine le soir venu, toute « la juiverie » ressemble à une place assiégée.

Il était défendu aux Juifs de paraître en public à certains jours de l’année, surtout aux fêtes chrétiennes ; généralement il leur fallait se cacher depuis le matin des Rameaux jusqu’au soir du jour de Pâques.

Partout l’on croit que les Juifs sont inspirés par le malin et que leur méchanceté est extraordinaire ; il nous reste pour preuve de cette défiance perpétuelle l’antique coutume existant dans les affaires pendantes entre Juifs de s’en remettre au jugement des enfants de chœur, « afin que l’extrême innocence des juges mit en défaut l’extrême malice des plaideurs ».

Un Juif est-il condamné ? on le supplicie entre deux chiens; et cette habitude s’étend à l’Allemagne et à la Suisse. Est-il seulement accusé ? tout officier public peut user contre lui d’épithètes flétrissantes, dans les réquisitoires et actes judiciaires, sans pouvoir être actionné en dommages et intérêts.

Quand venait la nuit, en beaucoup de villes, un son de trompe avertissait les Juifs d’avoir à quitter la cité avant la fermeture des portes, et ce sous peine de mort. Toujours on leur interdisait certaines promenades et aussi le bain dans les rivières ; et c’était un peu partout qu’on lisait des inscriptions comme celle qui, d’après M. Bail, était visible vers 1840 en certaine ville allemande : « Défense aux Juifs et aux cochons d’entrer ici ».

La législation était en harmonie avec les mœurs et de même qu’elle frappait les Juifs d’une taxe corporelle qui les assimilait aux animaux, elle ne leur permettait que l’exercice d’un certain nombre de professions, – celles qui se rapportaient à la banque, au négoce, à l’imprimerie et à l’astronomie, – tandis qu’elle leur interdisait toutes les autres.

Ainsi un Juif qui ne pouvait posséder ni bien-fonds, ni esclaves chrétiens, ni serviteurs chrétiens, n’avait pas droit à enseigner les chrétiens ou à remplir une charge soit à l’armée, soit au Parlement : la crainte de l’apostasie ou de la trahison, la dignité du serment chrétien s’opposaient à ce que ces mesures d’interdiction fussent rapportées. La peur des maléfices fit défendre aux Juifs d’être droguistes et les Conciles défendirent aux chrétiens de recourir aux médecins juifs, quelle que fût leur science, à moins d’une dispense expressément accordée.

Le Juif est la race ennemie : voilà qui résume toutes ces mesures ; et cette hostilité est à la fois religieuse et ethnique. Les peuples chrétiens ont horreur de ceux qu’ils considèrent comme les assassins de leur Dieu ; ils redoutent aussi de laisser s’établir parmi eux une nation étrangère dont les doctrines leur apparaissent comme un danger. Le Talmud est connu au Moyen Âge, et le peuple répète avec terreur les sentences talmudiques :

« Un Israélite est plus agréable à Dieu que les Anges. Lui donner un soufflet c’est autant que d’en donner un à Jéhovah » ;

« Un goy (non-juif) qui frappe un Israélite est digne de mort » ;

« La race des chrétiens est une race de bétail » (les chrétiens ne traitaient pas autrement les Juifs) ;

« Ils (les chrétiens) ne sont pas le prochain plus que l’animal, et il n’est pas permis de leur montrer de la miséricorde » ;

« Tu ne déroberas rien à ton prochain, dit le Décalogue de Moïse : mais le goy n’est pas notre prochain, et Moïse n’a pas écrit : tu ne déroberas rien au non-juif, au païen »

« Le monde est aux Juifs ; dérober à d’autres qu’aux Juifs n’est point injuste »

« Il t’est permis de tromper un goy » ;

« Dieu ne pardonne pas à un Juif qui rend à un goy le bien perdu » ;

« Le meilleur des idolâtres, enlevez-lui la vie. »

Terreur réciproque, voilà le sentiment dominant dans les rapports des chrétiens et des Juifs. Il faudra le grand bouleversement de la Révolution pour que la qualité d’homme, non les différences ethniques et religieuses, fasse le citoyen. Mais avant d’étudier la période révolutionnaire, il convient d’examiner comment, sous la monarchie même, le changement se prépare, et comment le gouvernement, tout le premier, donne à la cause de l’émancipation des Juifs un appui sérieux et raisonné.

COMMENT LE RÈGNE DE LOUIS XVI PRÉPARE L’ÉMANCIPATION

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21 janvier 1793. Le roi de France Louis XVI est guillotiné sur la place de la Révolution, aujourd’hui place de la Concorde.

Prière pour Louis XVI

« O D-Ieu Des Esprits De Toute Chair,
Miséricordieux Envers Toutes Tes Créatures,
Accorde Ta Miséricorde A L’esprit Et A L’âme Du Bon Roi Louis XVI.

O Roi Des Rois, Daigne Le Combler Par Ta Grâce
Pour Toutes Les Bonnes Actions
Qu’il A Accomplies En Faveur De Ses Sujets,
Parmi Lesquels Ses Sujets Juifs De France,
Et Tout Particulièrement Des Juifs
Habitant La Ville Glorieuse De Versailles
Qui Ont Bénéficie De La Bonté De Son Cœur ».

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Dans le vestibule de la synagogue de Versailles, on peut découvrir la calligraphie du rabbin Toledano

Il ne s’agit pas seulement de la prière de rigueur en faveur du pouvoir en place. C’est en 1788, en effet, que le cimetière juif de Versailles fut autorisé par le roi Louis XVI, un des rares cimetières juifs datant d’avant la Révolution.
Et c’est sous Louis XVI que fut engagé le processus d’émancipation des Juifs de France dont on attribue généralement tout le mérite à la Révolution française.

Il n’existait pas en France, au début du règne de Louis XVI, de communauté juive homogène. Les «Bordelais», venus pour la plupart du Portugal et d’Espagne, étaient en voie d’assimilation, de même que «les Juifs du Pape», originaires d’Avignon ou du Comtat Venaissin. Il en allait tout autrement des Juifs de l’Est, originaires d’Allemagne, installés en Alsace et en Lorraine, qui demeuraient l’objet de multiples discriminations et subissaient couramment l’hostilité des populations chrétiennes.

De toutes les vexations pesant sur les Juifs, celle du péage corporel, dite aussi «impôt du pied fourchu», était celle qui offensait le plus le souci de la justice et de la dignité humaine si caractéristique de l’esprit des Lumières : pour circuler d’une ville à l’autre, chaque Juif était contraint de payer une taxe, perçue à l’entrée de la cité où il se rendait. Louis XVI décida d’abolir cette pratique par un édit de janvier 1784. Six mois plus tard, le 10 juillet, des lettres patentes précisaient les droits nouveaux reconnus aux Juifs d’Alsace, en même temps que les limites fixées au processus d’émancipation.

Les décisions du souverain se heurtèrent à l’opposition déterminée du Parlement de Paris, qui considérait comme «infiniment dangereux» un texte contenant la reconnaissance publique «que les Juifs ont un droit d’habitation dans le royaume».

Les résistances au processus d’émancipation allaient se révéler encore plus vigoureuses à propos de l’affaire de Strasbourg, qui ne sera toujours pas résolue au moment où débutera la révolution de 1789.

Depuis la fin du XIVe siècle, il était formellement interdit aux Juifs d’habiter la grande cité rhénane et d’y acquérir des biens immobiliers. Ceux qui se rendaient en ville pour leurs affaires devaient en sortir tous les soirs au son d’un cor, plus tard d’une cloche. Quand Strasbourg fut rattachée en 1681 à la France, Louis XIV promit de respecter la loi municipale et les mesures relatives aux Juifs furent maintenues.

C’est contre cette discrimination que va se dresser le Juif Cerf Beer, grossiste en foin et fournisseur aux armées, installé avec toute sa famille à Bischheim, proche de la grande cité alsacienne. Énergique, intelligent et honnête, reconnu comme un juge intègre au sein de sa communauté, Cerf Beer avait rendu d’importants services comme fournisseur de la cavalerie royale dans les provinces d’Alsace et de Lorraine. Louis XVI lui avait accordé le titre de «directeur des fourrages militaires». Il était devenu par ailleurs conseiller commercial du landgrave de Hesse-Darmstadt, du palatin des Deux-Ponts et des princes de Nassau.

Un personnage si important ne pouvait que difficilement supporter l’interdiction faite aux Juifs de séjourner à Strasbourg où l’appelaient constamment ses activités au service de l’État. Il obtint donc tout d’abord, grâce à une intervention particulière du duc de Choiseul, le droit de s’y installer pour la durée de l’hiver 1767-1768. Quelques mois plus tard, une requête du marquis de Monteynard lui permet de prolonger, pendant l’été, son séjour dans la ville où le roi «souhaite qu’il demeure pendant toute l’année ».
Le 20 novembre 1771, Cerf Beer obtient des magistrats strasbourgeois de prolonger sa résidence, été comme hiver, dans la cité alsacienne. Dès le 16 janvier de cette même année, onze mois avant d’avoir reçu l’autorisation exceptionnelle de séjourner à Strasbourg comme locataire, il s’était rendu secrètement acquéreur, sous le nom d’un tiers, de l’hôtel de Ribeaupierre, propriété de son Altesse Sérénissime le duc des Deux-Ponts.

L’intermédiaire obligeant était le chevalier de La Touche, lieutenant-général des armées du roi. La première vente fut réalisée à Strasbourg chez le notaire Lacombe et la seconde fut enregistrée, sous seing privé, le même jour, chez le notaire König de Colmar.

Une fois l’immeuble acquis, Cerf Beer procède à une série de locations dans d’autres parties de la ville afin d’y installer d’autres membres de sa famille, notamment ses gendres, associés à ses affaires. Ce n’est qu’en 1784, à la mort du chevalier de La Touche, que l’administrateur des fourrages se découvre comme propriétaire de l’hôtel de Ribeaupierre.

Les magistrats de la ville refusent d’emblée d’accepter le fait accompli et font valoir que même un chrétien sans droit de bourgeoisie, n’eût pu, sans permission particulière, acquérir l’immeuble en question. Cerf Beer présente alors des lettres patentes de Louis XVI qui, datées de mars 1775, lui accordent «les mêmes droits, facultés, exceptions, avantages et privilèges dont jouissent les sujets naturels ou naturalisés ».

Ce qui permet au bénéficiaire «d’acquérir par achat, donation ou legs, succession ou autrement, tenir et posséder dans notre royaume tous biens meubles et immeubles de quelque nature qu’ils puissent être.» Les autorités municipales arguent immédiatement que l’acquisition clandestine de l’hôtel de Ribeaupierre datait de 1771 et ne pouvait être justifiée par une décision royale prise quatre ans plus tard. Louis XIV s’étant engagé, en 1681, à respecter l’autonomie de Strasbourg, la ville ne pouvait accepter l’état de fait qui lui était imposé et une protestation fut immédiatement adressée à Versailles.

Les magistrats strasbourgeois proposent de ne pas inquiéter Cerf Beer, locataire de trois maisons dans la ville, mais exigent qu’il les quitte une fois accomplies les missions qu’il remplit au service du roi. Le principal intéressé réclame, pour sa part, l’application pure et simple des lettres patentes de 1775. Il insiste sur l’intérêt public de son négoce et stigmatise habilement l’opposition que manifeste Strasbourg à l’autorité royale.

Le gouvernement royal décide alors d’envoyer en Alsace un commissaire chargé d’enquêter sur place. Les rapports que celui-ci adresse au maréchal de Ségur et au comte de Brienne font état des efforts infructueux qu’il a déployés pour convaincre les autorités municipales. Il rend compte également de l’extrême inquiétude de la bourgeoisie locale qui redoute une décision favorable à Cerf Beer comme «le fléau le plus destructeur qu’il y ait à appréhender».

La situation apparaissait ainsi comme passablement bloquée. Louis XVI peut difficilement se déjuger en ce qui concerne ses lettres patentes de 1775, mais il lui est également impossible d’imposer une mesure aussi impopulaire, d’autant que, le 22 janvier 1788, une commission de l’Assemblée provinciale d’Alsace est intervenue à Versailles en faveur de Strasbourg.

Placé devant ce délicat problème, le roi institue une commission dont la présidence est confiée à Malesherbes. Attaché aux idées philosophiques de l’époque, membre du ministère réformateur de Turgot, cet ancien président de la Cour des Aides est revenu aux affaires en 1787 pour contribuer à la préparation de l’édit accordant l’état civil aux protestants. Il est donc tout désigné pour se pencher sur le problème de la situation des Juifs et la tradition veut que le souverain lui aurait confié cette mission en ces termes : «Monsieur de Malesherbes, vous vous êtes fait protestant et moi je vous fais juif».
Les membres de la commission sont choisis parmi les intendants qui ont eu en charge des provinces où vivaient des Juifs et parmi les représentants les plus distingués de la communauté juive elle-même (Furtado et Gradis pour Bordeaux, Cerf Beer pour Strasbourg, Lazard et Trenel pour Paris).

La tâche de la commission est d’autant plus délicate que les Juifs de Bordeaux, déjà très assimilés, refusent absolument d’être confondus avec ceux de l’Est. À l’issue des travaux, le mémoire transmis par Malesherbes à Louis XVI prévoit une émancipation graduelle, les lettres de naturalisation étant accordées progressivement, en fonction des services rendus. On n’envisage pas encore l’émancipation générale des Juifs d’Alsace et certaines des limitations prévues en 1784 auraient sans doute été maintenues, notamment l’exclusion des Juifs de la magistrature.

Le déclenchement de la Révolution fait que les décisions en préparation échappent au pouvoir royal pour passer à l’Assemblée constituante. Une véritable unanimité anti-juive se manifeste dans les cahiers de doléances alsaciens et lorrains, seuls les nobles apparaissent plus libéraux. Les troubles de l’été 1789 obligent même plusieurs milliers de Juifs alsaciens à se réfugier en Suisse mais, le 31 août 1789, leurs représentants, conduits par Cerf Beer, viennent présenter leurs doléances à l’Assemblée où ils sont soutenus par Mirabeau, l’abbé Grégoire, Rabaut Saint-Étienne — qui avait obtenu deux ans plus tôt l’octroi de l’état civil aux protestants — Clermont-Tonnerre, Barnave et Robespierre.

À la fin du mois de décembre, l’Assemblée accepte de donner l’égalité totale aux protestants, aux comédiens et au bourreau mais la refuse aux Juifs, par 408 voix contre 403. Un mois plus tard, les Juifs du Sud-Ouest et d’Avignon deviennent des citoyens à part entière. Ce n’est pas le cas des Juifs d’Alsace. La province s’agite et ses représentants emmenés par l’Alsacien Jean-François Reubell, s’opposent vigoureusement à toute émancipation. Ce n’est que le 27 septembre 1791, au moment où elle est sur le point de se séparer, que l’Assemblée révoque, à la demande de Duport, « tous les ajournements, réserves et exceptions insérés dans les précédents décrets relativement aux individus juifs. »

L’émancipation est donc péniblement acquise et c’est Louis XVI qui, en sa qualité de chef de l’exécutif, ratifie, le 13 novembre 1791, sans user de son droit de veto, la loi ainsi votée par les constituants

Pendant le règne de Louis XVI, les Juifs accomplirent d’importants progrès : ils affermirent la puissance de leurs riches communautés, – Bordeaux, Avignon, Metz, et diverses villes, en Lorraine et en Alsace notamment – ; surtout ils surent se créer des auxiliaires, soit parmi les chrétiens, soit parmi leurs coreligionnaires des pays voisins.

Ce fut une grande habileté pour les Israélites que de fonder une secte qui les réunît aux non-Juifs. Les Martinistes ou Illuminés français étaient des disciples de la Kabbale : leurs chefs étaient Juifs ; mais beaucoup d’adeptes étaient chrétiens d’origine, aryens de race qui avaient lu Rousseau et s’étaient convaincus à son école de l’improbabilité de toute religion surnaturelle.

Déjà donc les écrits de Toland et la tentative de 1753 avaient ébranlé la Grande-Bretagne ; en Autriche, Joseph II venait de conférer aux Juifs le droit de fréquenter les écoles chrétiennes, d’y conquérir tous les diplômes et d’exercer toutes les professions ; l’Allemagne enfin voyait s’organiser « une jeunesse israélite ardente, enthousiaste de Lessing qui la protège, une jeunesse passionnée jusqu’à l’excès pour le romantisme et les plaisirs ».

C’est de l’Allemagne, c’est de Berlin que part le manifeste de la liberté : Dohm publie, en 1781 le Programme de l’Émancipation politique des Juifs, sorte d’application pratique pour les Juifs du Contrat social de Rousseau. L’influence de l’auteur et de ses idées est telle qu’au fameux couvent de Wilhemsbad, tenu la même année, l’illustre Weishaupt, qui dirigeait les travaux de l’Assemblée, inscrit, en tête de l’Illuminisme allemand, ce programme d’égalité : « Réunir en vue d’un intérêt élevé, et par un lien durable, des hommes instruits de toutes les parties du globe, de toutes les classes et de toutes les religions, malgré la diversité de leurs opinions et de leurs passions. »

Ainsi la question de l’émancipation juive était définitivement posée ; la franc-maçonnerie en avait l’initiative ; elle gardera jusqu’à la fin, avec une remarquable constance, la direction d’un mouvement qui s’harmonisait parfaitement avec son programme général. C’est elle qui se chargera de patronner auprès des souverains et de leur imposer, s’il le faut, cette réforme que Dohm leur avait indiquée dans sa préface, en indiquant nettement que l’État moderne avait pour mission de « mitiger les principes exclusifs de toutes ces différentes sociétés (catholique, luthérienne, socinienne, mahométane), de façon qu’elles ne tournent pas au préjudice de la grande société ».

En France, l’on peut dire que seule la Franc-Maçonnerie s’est dévouée à la cause israélite. À Wilhemsbad, Mirabeau s’était trouvé en contact avec Lessing, tout dévoué à l’émancipation, avec Moïse Mendelssohn, la plus imposante figure juive des temps modernes, avec Dohm enfin ; et l’influence qu’exerça sur le futur tribun la belle Henriette de Lemos, israélite elle-même, le fortifia dans les résolutions qu’il emporta de l’assemblée générale de francs-maçons — convent — et qui devaient faire naître le Mémoire sur la Réforme politique des Juifs et le Mémoire sur Moïse Mendelssohn.

L’accord entre Mirabeau et Talleyrand n’était pas très intime. Voici le jugement que le premier portait sur le second: «C’est de la boue et de l’argent qu’il lui faut. Pour de l’argent il a vendu son honneur: pour de l’argent il vendrait son âme et il aurait raison, car il troquerait son fumier contre de l’or.», Mulot, Grégoire, qui furent parmi les précurseurs de l’émancipation des Israélites. Celui qui a joué le rôle le plus important est l’abbé Grégoire. Curé d’Enberménil, près Nancy, affilié depuis longtemps à la Franc-Maçonnerie, il écrivit, en 1786, un Essai sur la régénération physique et morale des Juifs, où il montrait clairement ses sympathies pour la race opprimée. L’ouvrage fut couronné le 25 août 1788 par l’Académie royale des sciences de Metz. « Dans cet ouvrage, dit H. Carnot, le mieux écrit peut-être qui soit sorti de sa plume, Grégoire trace un tableau rapide et animé des persécutions auxquelles fut partout en butte la race juive, des humiliations auxquelles elle fut condamnée, et il attribue à ces causes les vices qu’on lui reproche ; il combat l’opinion de Michaelis qui prétend que les institutions morales des Israélites s’opposent invinciblement à toute réforme ; il demande que la loi civile devienne pour les Israélites la même que pour les chrétiens ; mais il admet la nécessité des mesures destinées à restreindre leur penchant au mercantilisme et à l’agiotage. »

Cette tendance de la race juive à pratiquer habituellement l’usure ou bien à s’adonner à la spéculation, tel est encore, à la fin du XVIIIe siècle, le grand motif de répulsion que les Israélites inspirent au peuple ; tel est l’argument presque unique des adversaires de l’émancipation. On publie alors un tableau des misères de l’Alsace ruinée par l’usure, et on le termine par cette phrase pathétique : « S’il vous reste des haillons pour attester votre misère et les baigner de vos larmes, c’est que l’usurier juif a dédaigné de vous les arracher ». On approuve hautement la manière dont les Alsaciens se sont libérés vis-à-vis de ceux de leurs créanciers qui appartiennent à la nation maudite : de fausses quittances protègent les débiteurs contre toute réclamation ultérieure ; et le gouvernement royal même est impuissant à obtenir un règlement plus juste des obligations contractées. D’ailleurs, dans toute l’Alsace, la seule province où les Juifs fussent alors établis en grand nombre, les mesures prises par la société chrétienne du Moyen Âge étaient maintenues avec un soin jaloux.

L’une des plus anciennes et des plus odieuses était l’interdiction faite aux Israélites d’habiter les villes. Ainsi en avait-il été décidé, en 1349, après une série d’empoisonnements dont les Juifs furent accusés : le soir, un son de cor avertissait les Juifs d’avoir à quitter la ville.

Ce procédé vexatoire était particulièrement onéreux pour les Juifs très nombreux qui avaient Strasbourg comme centre d’affaires. Strasbourg devait à sa position et au pont qui l’unissait à la rive droite du Rhin d’être un des grands marchés de l’Europe. Or, toujours Strasbourg s’était montrée inflexible sur l’exécution de l’arrêté de 1349 : jusqu’en 1681, pas un Juif ne coucha une seule nuit à Strasbourg. Depuis 1681 une permission spéciale put être accordée par le Conseil de Ville de coucher dans une auberge déterminée.

Le fait, intéressant en lui-même, le devient bien davantage par cette circonstance que l’émancipation juive dut beaucoup à un procès célèbre qui s’engagea à la fin du XVIIIe siècle autour du droit de séjour dans la ville de Strasbourg. Nous rappellerons brièvement cette affaire, que l’abbé Lémann a longuement exposée.

Cerfbeer, grand négociant, appartenait à ce petit groupe d’Israélites qui s’était voué à la cause de la réhabilitation de leur race. Il fit louer par des employés à lui, chrétiens, trois maisons dans Strasbourg et, durant l’hiver de 1767 à 1768, vint s’y installer avec sa très nombreuse famille et une partie de ses meubles. Pendant longtemps, grâce à la vie digne et retirée qu’il menait, il ne fut pas inquiété, et lui-même attendait patiemment qu’un incident lui permît de reprendre la marche en avant et d’affirmer le droit usurpé.

La tempête éclata en 1784 : à la suite de l’un des multiples procès en usure ou en escroquerie auxquels les Juifs étaient mêlés, la résidence de Cerfbeer fut officiellement connue, et les magistrats de la ville firent à Cerfbeer sommation de la quitter sur le champ. Alors s’engagea un procès, unique en son genre, entre le Juif qui est parvenu à pénétrer dans une cité fermée à ceux de sa race, et Strasbourg qui veut se débarrasser de cet intrus. Le procès durait depuis cinq années lorsque éclata la Révolution. Cerfbeer avait réussi, à force d’habileté et de démarches, à n’être pas chassé de la ville ; il avait eu surtout pour lui l’appui, généralement tacite d’ailleurs, du roi et du Conseil royal. L’heure avait sonné où devaient tomber les antiques barrières élevées contre la race juive par la vieille société chrétienne. Et Louis XVI prêtait lui-même les mains à cette démolition, soit parce qu’il subissait l’influence des philosophes et des francs-maçons, soit parce que sa naturelle bonté d’âme le poussait à rendre heureux tous ses sujets : « La voix de l’équité était enfin entendue, dit l’historien israélite Graetz ; le gouvernement de Louis XVI allait rendre un édit favorable aux Juifs quand arriva la Révolution… Ce n’est donc point la Révolution qui aura le mérite d’élever la première la voix en faveur des Juifs. »

Le représentant des idées philosophiques auprès de Louis XVI était le ministre Malesherbes, dont le célèbre Dupin pouvait dire, quand il prononçait son éloge à l’Académie française, en 1841 : « Malesherbes avait étendu sa sollicitude sur les Israélites ; il avait composé en leur faveur un Mémoire rempli des plus curieuses recherches. J’ignore le sort de cet ouvrage. Sous l’influence de Malesherbes, Louis XVI décida qu’une Commission serait formée dans le sein du Conseil d’État pour soustraire les Juifs au régime odieux des lois d’exception » (Halévy).

Inspirée par plusieurs Israélites, dont l’abbé Lémann donne les noms (Furtado, Gradis, Cerfbeer, Fonseca, Trenel, Lazard, Lopès-Dubec), la commission était fort bien disposée pour les juifs et le principe d’une émancipation graduelle était certainement admis quand éclata la Révolution.

L’émancipation graduelle ne plaisait pas à tous les Juifs, et ceux du Midi, en particulier, qui jouissaient de certains privilèges, pensaient, comme l’écrivit l’un d’eux, David Gradis, de Bordeaux, que tout changement à leur situation actuelle ne pourrait que nuire à leur tranquillité. Les concessions projetées n’étaient pas en effet illimitées, et le vieil esprit d’hostilité existant contre les Israélites faisait qu’on ne voulait leur accorder d’accès à aucune fonction publique.

Des prétextes spécieux couvraient ce que pouvait avoir de pénible et d’illogique cette interdiction. Avec l’auteur de la brochure : Les Juifs d’Alsace (1790), on estimait généralement que « la jouissance illimitée de tous les droits du citoyen mettrait les avantages de la condition du Juif au-dessus de celle de tout autre Français. Car, d’une part, il moissonnerait l’or en abondance, et, d’autre part, cet or, mettant dans ses chaînes un plus grand nombre d’esclaves, desquels il dirigeait les suffrages dans les Assemblées, lui servirait d’instrument pour s’élever jusqu’au fauteuil de président de la Nation, ou bien pour se placer sur les fleurs de lis ». C’est toujours le vieux reproche d’usure qui reparaît, avec une singulière prescience du rôle de l’or dans la vie parlementaire.

Le 10 juillet 1784, des Lettres Patentes de Louis XVI avaient paru qui accordaient déjà aux Juifs d’Alsace quelques avantages et correspondaient aux mesures prises en faveur des protestants. Toujours, comme le remarque très justement l’abbé Lémann, le but de Louis XVI est visible en sa dualité : protéger ses sujets chrétiens et améliorer aussi la position des Juifs — le sujet mis en concours en 1785 par la Société Royale des Sciences et des Arts de Metz : « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux en France ? »– Mais les concessions faites n’enlèvent jamais aux Juifs le caractère de race inférieure qu’ils avaient eu durant tout le Moyen Âge. On abolit les droits de péage, on leur permet le négoce, mais le prêt à intérêt et la possession de la terre leur sont interdits ; on organise les communautés israélites, mais on limite le nombre des mariages, de peur que la minorité ne devienne trop importante. Ce sont des mesures sévères, et l’interdiction d’acquérir la propriété de la moindre partie du sol peut paraître injustifiable ; au Moyen Âge même, les juifs du Languedoc et de la Provence pouvaient non seulement tenir des censives et des fiefs, mais aussi acquérir des terres libres, des alleux et même avoir sous leur souveraineté des vassaux chrétiens. L’interdiction portée à la fin du XVIIIe siècle est peut-être un signe de l’importance qu’avec les philosophes économistes « les physiocrates », la terre avait prise aux yeux des Français. Les Juifs peut-être eussent eu d’ailleurs grand tort de s’en plaindre, car jadis une vieille règle israélite défendit à tout étranger de race on de religion de posséder de la terre en Palestine

Fixer le nombre des mariages juifs (72 pour la Haute et la Basse Alsace), ordonner même qu’en cas de disproportion dans le nombre des Juifs et des chrétiens tout mariage devrait être interdit aux premiers jusqu’à ce que l’équilibre fût rétabli, – c’était en vérité des mesures d’une gravité extrême, dont le caractère défensif n’est pas niable pourtant, puisque la race sémitique est infiniment plus prolifique que la race aryenne. Et l’importance qu’y attachait l’autorité éclate dans la sanction dont était frappé quiconque dérogerait à la règle : l’expulsion hors de la province devait avoir lieu sans délais – Cette règle est à rapprocher d’un édit du Roi Sergent en Prusse, qui, en 1722, avait posé la règle que tous les mariages juifs devaient être spécialement autorisés et que la permission entraînait le payement d’un droit assez élevé au trésor militaire. C’était le rachat anticipé des enfants à naître que leur qualité de Juifs ne permettait pas d’incorporer. –

Somme toute, la situation des Israélites n’était pas encore bien enviable à la fin de l’ancien régime et le vieux système des Capétiens s’appliquait là dans toute sa rigueur : jamais de révolution, toujours l’évolution vers le mieux. Les concessions faites aux Juifs avaient moins de valeur par elles-mêmes, tant étaient grandes les restrictions, que parce qu’elles étaient les prémisses des concessions futures. Sous la monarchie, l’évolution une fois commencée se serait faite lentement mais sûrement. La Révolution vint décider en quelques mois du sort des Israélites.

A la veille de la Révolution, on estime à quelque 40 000 le nombre des Juifs vivant en France. Les Juifs « allemands », de langue yiddish, habitent une « zone de résidence » en Alsace à l’exclusion de Strasbourg et en Lorraine : c’est un changement de frontière intervenu sous Louis XIV qui les a séparés des ashkénazes d’Allemagne. Dépourvues d’organisation commune, ces « nations allemandes » tiennent à distance les Juifs immigrés en provenance d’Europe orientale, ainsi que les Juifs du Midi. Ceux-ci sont appelés « Juifs portugais » et « Juifs espagnols » sépharades issus de la péninsule Ibérique après leur exclusion, sans liens avec les « Juifs du pape » réfugiés à Avignon et dans le Comtat Venaissin depuis l’expulsion du royaume de France. A Paris, on recense également un certain nombre de familles juives.

LA CONQUÊTE DES DROITS CIVIQUES

« Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus » . Dès l’été 1789, le débat fait rage à l’Assemblée. Tous les Juifs de France peuvent-ils être citoyens ? La question sera tranchée le 27 septembre 1791, après une bataille de deux ans. S’ouvre le temps de l’émancipation.

La question juive était posée, et dans quelques bailliages l’influence de la franc-maçonnerie liée à la cause israélite, eut assez d’action pour obtenir que les cahiers fissent mention des doléances de la race opprimée. En général, les villes dont les Juifs sont exclus ne leur sont pas défavorables ; et entre toutes, la réclamation la plus importante fut celle du Tiers-État parisien. Par contre, les cahiers des villes d’Alsace et de Lorraine demandent des mesures sévères contre ceux qui, par l’usure la plus éhontée, sont en train de ruiner nos provinces de l’est. – Dès le 28 septembre 1789, l’Assemblée constituante déclare qu’elle s’occupera du sort des Juifs.

Les avocats de la cause israélite furent les membres du club des Jacobins, qui étaient inspirés par plusieurs francs-maçons influents, comme Grégoire, Rabaud, Chabroud. Malgré des résistances aussi énergiques que répétées de la part de leurs collègues de l’Assemblée, les Jacobins arracheront une à une toutes les concessions.

Dans les principes de la Déclaration des Droit de l’homme et du citoyen, on avait posé les règles qui faisaient le citoyen français. Le premier problème à résoudre dans la question juive était de savoir si le Juif était ou n’était pas citoyen. Dès le 3 août 1789, Grégoire avait pris la parole pour les Juifs d’Alsace ; et pendant les mois de septembre et d’octobre plusieurs délégations israélites avaient paru à la barre de l’Assemblée — Le 28 septembre 1789, un premier décret avait mis les Juifs d’Alsace sous la sauvegarde de la loi.–. Discours et déclarations n’apportèrent pas une grande lumière sur la question du civisme. Après comme avant, les députés qui tenaient pour l’affirmative s’appuyaient sur le caractère absolument général du principe voté et disaient avec Clermont-Tonnerre : « Les Juifs sont présumés citoyens, tant qu’on n’aura pas prouvé qu’ils ne le sont pas, tant qu’ils n’auront pas refusé de l’être.» Les partisans de la négation se fondaient sur les déclarations de David Gradis en 1784 et croyaient, comme Rewbell, qu’ils suivaient le sentiment et les aspirations des intéressés en refusant aux Juifs la qualité et aussi les charges du citoyen.

Les 21-24 décembre 1789, l’affaire vint devant l’Assemblée. Il s’agissait précisément de savoir si les droits de citoyens actifs (remarquez comment on préjuge la qualité de citoyen) seraient accordés aux Juifs portugais, espagnols et avignonnais. La discussion fut passionnée et dura quatre jours. Les adversaires de la proposition, qui émanait de M. de Clermont-Tonnerre, essayèrent tour à tour de réveiller les craintes inspirées par les Juifs au populaire, ou de faire valoir, par la bouche d’un de leurs meilleurs orateurs, des raisons plus sérieuses. Le discours de l’abbé Maury, nettement opposé à ce projet, serait à citer tout entier, et l’on y verrait que les antisémites de notre temps n’ont à peu près rien inventé comme arguments. « J’observe d’abord, dit l’orateur des droites, que le mot juif n’est pas le nom d’une secte, mais d’une nation qui a des lois, qui les a toujours suivies et qui veut encore les suivre. Appeler les Juifs des citoyens, ce serait comme si l’on disait que, sans lettres de naturalisation et sans cesser d’être Anglais et Danois, les Anglais et les Danois pourraient devenir Français… Les Juifs ont traversé dix-sept siècles sans se mêler aux autres nations. Ils n’ont jamais fait que le commerce de l’argent ; ils ont été les fléaux des provinces agricoles ; aucun n’a su ennoblir encore ses mains en dirigeant le soc et la charrue… Ils possèdent en Alsace douze millions d’hypothèques sur les terres. Dans un mois, ils seraient propriétaires de la moitié de cette province ; dans dix ans, ils l’auraient entièrement conquise ; elle ne serait plus qu’une colonie juive… Qu’ils soient donc protégés comme individus et non comme Français puisqu’ils ne peuvent être citoyens. »

Malgré ces efforts des représentants du vieil esprit national et de défiances dix fois séculaires, et après l’échec de l’amendement Duport favorable aux Juifs (repoussé par 408 voix contre 403), le vote de l’amendement Clermont-Tonnerre fut enlevé, grâce à l’intervention de l’évêque d’Autun, Talleyrand-Périgord : 374 voix contre 224 prirent, le 28 janvier 1790, la décision suivante qui fut promulguée par lettres patentes du 9 février 1790 : « L’Assemblée Nationale décrète que tous les Juifs connus en France sous le nom de Juifs portugais, espagnols et avignonnais, continueront de jouir des droits dont ils ont joui jusqu’à présent — Ils avaient un état civil régulier et les droits s’ensuivant –. et qui sont consacrés en leur faveur par des lettres patentes, et, en conséquence, ils jouiront des droits de citoyens actifs, lorsqu’ils réuniront d’ailleurs les conditions requises par les décrets de l’Assemblée. »

Cette fois les amis de Gradis furent satisfaits et acceptèrent, avec quelque chose en plus, ce qu’ils avaient refusé en 1784. Moins contents se trouvèrent les Juifs allemands, qui espéraient un traitement identique à celui des Juifs du Midi, et qui, déçus dans leur attente, adressèrent à l’Assemblée, en ce même jour du 28 janvier 1790, une longue pétition rédigée par un avocat de Paris, nommé Godard. La pétition ne fut pas d’abord très bien accueillie ; la seule satisfaction accordée fut la publication, par le Moniteur Universel du 9 février 1790, d’un arrêté de la commune de Paris, qui portait : 1o qu’il serait donné aux Juifs un témoignage public et authentique de leur conduite ; 2o que le vœu de leur admission à l’état civil et à tous les droits de citoyens actifs serait hautement prononcé.

L’Assemblée demeure d’abord sourde à ce vœu « hautement prononcé » de la commune, comme elle était restée sourde à la pétition de Godard. Puis, entraînée à faire quelque chose pour les Juifs d’Allemagne, l’Assemblée, – malgré Rewbell qui, comme Alsacien, était fort opposé aux Juifs, – eut l’idée d’appliquer la conception plus ou moins vague de l’abbé Maury ; elle ne donna pas aux Israélites la qualité de citoyens, mais, par le décret du 16 avril 1790, elle les mit sous la sauvegarde des lois. Quinze jours plus tard, il est vrai, le 30 avril, elle déclara : « La question juive en son ensemble est et demeure ajournée. »

Les 20 juillet et 7 août 1790, en abrogeant les charges et redevances qui les grevaient spécialement, l’Assemblée affirme ne point concéder aux Israélites les droits civiques ; puis les 25 août et 2 septembre, elle déclare qu’en y recevant les protestants, elle n’entend rien préjuger quant à l’admission des Juifs dans l’organisation judiciaire.

Le 18 janvier 1791, une nouvelle motion d’ajournement est votée, et une tentative faite pour introduire la question par un artifice à la date du 7 mai échoue complètement. Lorsque, le 20 mai 1791, l’Assemblée procéda par décret à la liquidation des communautés juives, elle ne régla point l’état des Israélites.

Cependant, hors de l’Assemblée, le mouvement pour l’émancipation allait croissant. Godard méritait chaque jour un peu plus son surnom d’« avocat des Juifs » ; la commune de Paris continuait aux Juifs le bienveillant appui qu’elle leur avait accordé dès l’abord, sous la présidence et sur la motion de l’abbé Mulot ; toutes les sections, sauf une, étaient favorables. Les initiatives privées n’étaient ni moins nombreuses ni moins dévouées. Un nommé Lafont fit paraître un pressant appel où il adjurait les représentants de la nation de donner aux Juifs la qualité de citoyens : « sinon craignez la vengeance de ceux que vous aurez écartés », disait Lafont. Il fut enfin fait droit aux réclamations des Juifs, si extraordinairement qu’elles fussent présentées. Et, après avoir supprimé, les 20 juillet et 7 août, les redevances spéciales qu’ils acquittaient, l’Assemblée, sur la proposition de Duport, leur accorda tous les droits de citoyens en ses séances des 27 et 28 septembre 1791

Le 27 septembre, Rewbell, l’implacable adversaire des Israélites, avait demandé la parole pour combattre la motion Duport : elle lui fut refusée sur cette observation de Regnault que toute discussion serait inconstitutionnelle, puisque l’égalité de tous les cultes avait été proclamée. Rewbell n’en revint pas moins à la charge lorsqu’on apporta, le lendemain, la rédaction du décret ; il demanda à préciser la question pour l’Alsace ; il est soutenu par MM. de Broglie et Prugnon, lesquels amendent la rédaction de M. Duport, qui est enfin décrétée ainsi :

« L’Assemblée Nationale, considérant que les conditions nécessaires pour être citoyen français sont fixées par la Constitution, et que tout homme qui, réunissant lesdites conditions, prête le serment civique et s’engage à remplir tous les devoirs que la Constitution impose, a droit à tous les avantages qu’elle assure ; « Révoque tous les ajournements, réserves, exceptions, insérés dans les précédents décrets relativement aux individus Juifs qui prêteront le serment civique, qui sera regardé comme une renonciation à tout privilège et exemption précédemment introduite en leur faveur. » Le moniteur du 29 septembre 1791 cite ainsi la dernière phrase « …renonciation à tous privilèges et exceptions introduits précédemment en leur faveur », et inscrit le décret à la date du 27 septembre, jour de la proposition, non de la rédaction . Le décret fut rendu le 28 septembre.

Le décret du 28 septembre 1791 fut renouvelé, sous forme de loi, le 13 novembre de la même année.

Désormais les Juifs étaient Français au même titre que les autochtones : ainsi l’avait décidé la loi. Mais les mœurs furent moins aisément modifiées, et la vieille aversion contre le Juif survit si forte que partout on en trouve de curieuses manifestations. L’une des plus notoires motiva cette rectification : « Les Juifs habitants de Paris prient MM. les administrateurs de retrancher de l’affiche concernant les objets d’administration le mot Juifs, désigné dans les objets d’administration de M. Serron, –attendu qu’ils sont soumis par le décret de l’Assemblée Nationale aux lois générales de tous les citoyens français. – À Paris, le 11 janvier 1791. Signé : A. AZAR ; MARDOCHÉE ; ÉLIE ; D. SILVÉRIA. »

La lutte avait été longue, et l’Assemblée constituante avait témoigné de toute sa mauvaise volonté ; les votes favorables aux Juifs n’avaient pu être enlevés que par des manières de surprise, alors que beaucoup d’opposants étaient absents de la salle des séances. Et, autre fait à remarquer, les partisans de l’émancipation s’étaient recrutés dans tous les partis de l’Assemblée : les uns philanthropes, les autres chrétiens avaient basé leur décision sur des motifs fort divers. Dans la campagne menée pour leur cause, les Juifs et leurs avocats avaient usé de tous les arguments, jusqu’à dire avec Godard : « La patrie doit faire pour eux ce qu’ils font pour elle. » Le succès fut enlevé en vérité moins par les arguments présentés que par le désir de popularité qui animait les députés, et par la lassitude de l’Assemblée qui voyait le projet d’émancipation revenir devant elle pour la quatorzième fois en quinze mois.

Le vote de l’Assemblée ne levait pas toutes les difficultés. Une grosse question restait intacte : celle de la liquidation des dettes contractées par les communautés juives, que les créanciers poursuivaient avec acharnement. Les communautés sont dissoutes par le fait de la loi nouvelle. Des règlements administratifs décident que des commissaires préfectoraux feront la répartition du passif entre les membres des anciennes communautés.

En accordant aux Juifs les droits de citoyens, l’Assemblée, d’ailleurs, espérait bien qu’ils ne pourraient qu’exceptionnellement les exercer, car, malgré tout, la majorité, comme dit Mirabeau, se défie de ce peuple « dont les lois civiles sont identifiées aux lois religieuses ». Par l’émancipation, elle a peut-être voulu plus encore faire rentrer complètement l’élément israélite dans la centralisation générale, que lui permettre d’exercer une action dans les affaires publiques.

Il semble bien que l’Assemblée à cet égard partageait le sentiment de l’auteur d’un livre paru en Alsace vers octobre 1790 : Les Juifs doivent-ils être admis au titre de citoyens actifs ? À une réponse affirmative pour l’électorat, l’auteur ajoutait cette contrepartie : « Mais qu’en aucun cas le Juif ne soit éligible pour les corps politiques, administratifs et judiciaires, c’est-à-dire qu’il ne soit revêtu d’aucune de ces fonctions importantes et délicates auxquelles doivent toujours présider les principes d’une morale chrétienne. »

C’était là, évidemment, une restriction de première importance, car, par le fait de leur petit nombre, les Juifs étaient condamnés à une impuissance presque absolue dans le corps électoral. L’Assemblée redoute si fort le développement de leur influence, qu’elle accueille du reste des dénonciations comme celles que porte un jour le prince de Broglie contre un certain Juif, qui, « ayant acquis une fortune immense aux dépens de l’État, répand depuis longtemps des sommes considérables dans cette capitale pour s’y faire des protecteurs et des appuis ».

Jamais cependant aucune disposition formelle ne vint interdire aux Juifs d’exercer les fonctions publiques ; mais ils ne les recherchèrent pas : ils avaient encore le souvenir des récentes persécutions, et se tenaient pour satisfaits de n’être pas inquiétés. Or, la défiance n’était pas éteinte à leur endroit ; le 16 messidor an II, le représentant Laurent, délégué à l’armée du Nord, rendit cet arrêté : « Il est défendu aux Juifs de suivre l’armée à peine de mort. » D’autres causes encore les empêchaient de se lancer dans la vie politique ; elle était périlleuse surtout pour les riches, et, de plus, il eût fallu se résigner à servir aux armées. – Les Juifs se tiennent silencieux par une crainte égale de la guillotine et du canon.

Ils relèvent la tête seulement quand le Directoire a remplacé la Convention ; sous l’influence de Barras, une ère de jouissances commence et les Juifs ont l’art de se rendre indispensables en devenant les agents de toutes les corruptions. Des boudoirs ils passent ensuite aux antichambres ministérielles, et les difficultés financières que traverse la France leur sont une excellente occasion de témoigner de leur dévouement en montrant comment on peut pressurer le contribuable. Il est possible que, plus heureusement, ils aient pris part à l’organisation de la Banque de France. Mais, de manière générale, ils ne cherchent pas à se mettre en avant : ils ne se plaisent pas en cette ère de révolution et attendent, pour recommencer leur marche, que le vent soit fixé pour quelque temps.

Les Juifs ne demeuraient d’ailleurs point inactifs et fort habilement se préparaient aux luttes futures. Ils s’enrichissaient d’abord et, dès la fin de la Convention, on en compte plusieurs parmi les fournisseurs des armées ou des administrations publiques. Ils fréquentaient assidûment les loges maçonniques, leur procurant des adhérents nouveaux, et faisaient de la presque unanimité des affiliés leurs amis dévoués. Enfin, à mesure que s’étendaient les frontières de la République, ils se liaient étroitement avec les nouveaux citoyens français ou des Républiques alliées appartenant à leur race. En 1801, le projet fut même formé de réunir en Congrès, à Lunéville, les représentants de tous les Juifs dispersés à travers l’Europe.

Enfin la paix et la sécurité intérieure régnèrent de nouveau en France par l’avènement de Bonaparte. Les Juifs, qui le connaissaient pour l’avoir vu fréquenter, jeune officier d’artillerie, dans les loges maçonniques ou plus tard dans l’entourage de Barras, n’hésitèrent point à rechercher ce protecteur dont ils ne pouvaient ignorer la puissance, dont ils appréciaient l’indifférence en matière ethnique et religieuse, mais dont ils redoutaient la rudesse et l’omnipotence.

Lors de la réorganisation des cultes, en 1802, les Juifs restèrent silencieux, parce que, dit Portalis, « ils forment bien moins une religion qu’un peuple qui existe chez toutes les nations sans se confondre avec elles ».

Cependant l’Empire sortait du sénatus-consulte de 1804, il fallait se concilier le nouveau maître. Pour la première fois les Juifs apparaissent dans l’Histoire de France autrement que sous l’aspect de victimes ou de sujets de discussion. Ils organisent pour le couronnement de Napoléon une grande fête hébraïque, sans comprendre toutefois que leurs réjouissances particulières ne pouvaient plaire, parce qu’isolées, au grand unificateur des peuples, des religions et des intérêts. La fête commença par une invocation, puis se continua par « les cantiques et les psaumes hébraïques chantés par tous les assistants. La cérémonie a été célébrée dans le recueillement, dans le silence religieux qu’inspirait son objet, et avec ce sentiment de respect et d’amour qu’inspire celui pour lequel on invoquait la protection divine ». Le compte rendu est évidemment dithyrambique, à ce point que l’auditeur oublie de concilier les « chants des psaumes » avec le « silence religieux » des assistants. Mais peu importe. Ce qu’il faut noter, c’est la part prise, comme citoyens, par les Juifs, à l’établissement du régime nouveau.

UN ESSAI D’ORGANISATION

Les Juifs s’étaient affirmés citoyens ; ils avaient protesté de leur amour pour la France en général et pour Napoléon en particulier. Ils se pliaient aux prescriptions qui leur étaient imposées, et notamment à celle, très pénible pour eux, qu’on avait édictée le Ier prairial an X, et qui emportait la défense formelle à tous les rabbins de bénir les mariages non contractés civilement. Malgré leur bonne volonté apparente, l’harmonie ne dura pourtant guère entre l’Empereur et la nouvelle classe de citoyens. Ce fut Napoléon qui commença les hostilités.

L’émancipation n’avait pas changé les mœurs des Israélites, et la qualité de citoyens n’avait pu leur enlever leurs habitudes de commerce et de prêt à intérêts. Bientôt les plaintes que jadis l’Alsace était seule à pousser s’élevèrent de toutes les parties de l’Empire. Les paysans, pressurés par le fisc, ruinés par la conscription qui enlève aux champs tous les bras valides, avaient été obligés d’emprunter sur leurs terres, d’autant plus vite que la vente des biens nationaux leur avait permis d’étendre leur domaine. Les Juifs prêtèrent autant qu’on voulut, à des taux fort élevés, puis se livrèrent à une série d’expropriations si nombreuses que le bruit en parvint jusqu’à l’Empereur.

Napoléon n’était que trop porté à tout réglementer. Il n’aimait point les Juifs, parce qu’ils étaient rebelles à l’assimilation complète et rapide ; avec empressement il saisit l’occasion de les placer sous un régime de lois d’exception qui marquent un recul dans l’émancipation juive.

C’est le 30 mai 1806 que fut rendu le premier décret antisémite dû à Napoléon. L’Empereur l’accompagnait de longues considérations qui dénotent de sa part une surveillance inquiète à l’égard des Israélites.

« Sur le compte qui nous a été rendu que, dans plusieurs départements septentrionaux de notre empire, certains Juifs n’exerçant d’autre profession que celle de l’usure, ont, par l’accumulation des intérêts les plus immodérés, mis beaucoup de cultivateurs de ces pays dans un état de grande détresse.

« Nous avons pensé que nous devions venir au secours de ceux de nos sujets qu’une avidité injuste avait réduits à ces fâcheuses extrémités ».

« Les circonstances nous ont fait en même temps connaître combien il était urgent de ranimer, parmi ceux qui professent la religion juive dans les pays soumis à notre obéissance, les sentiments de morale civile qui, malheureusement, ont été amortis chez un trop grand nombre d’entre eux. »

Puis venait la sentence : ordre était donné de surseoir à l’exécution de tous les jugements rendus en faveur des Juifs contre les cultivateurs d’Alsace.

Une autre préoccupation de Napoléon fut d’enlever aux Israélites le caractère de société secrète, qu’ils avaient assez logiquement pris pendant les siècles de persécution. La police de Fouché connaissait bien l’existence des principales communautés juives, mais il était malaisé de les surveiller. Et, tout naturellement, Napoléon songeait, sans se soucier d’un Concordat, à imposer aux Juifs des articles organiques.

En 1806 fut rendu un décret qui, par son article II, prescrit « il sera formé au 15 juillet prochain, dans notre bonne ville de Paris, une assemblée d’individus professant la religion juive et habitant le territoire français ».

Suivant la pratique constante du gouvernement impérial, on présenta d’ailleurs le projet aux Israélites, comme leur offrant de merveilleux avantages. Les Juifs virent-ils le piège ? Se bornèrent-ils à le soupçonner d’après ce qu’ils savaient de la politique toute cauteleuse et italienne de Napoléon ? Toujours est-il qu’ils ne montrèrent pas d’enthousiasme à accepter le soi-disant bienfait qu’on leur intimait l’ordre de recevoir avec reconnaissance.

Un véritable Congrès eut lieu, où Molé, Portalis et Pasquier représentèrent l’Empereur, dont M. de Champagny fit connaître la volonté sous forme d’un questionnaire. Les réponses furent telles que le pouvoir les désirait : elles proscrivent la polygamie, acceptent le divorce civil et le mariage avec des non-Juifs, interdisent l’usure, affirment les sentiments fraternels éprouvés par les Israélites pour tous les Français.

Désormais les Israélites de l’Empire auraient, de par la volonté de l’Empereur, une organisation officielle, toute religieuse d’ailleurs. À la tête se trouvait placé le Sanhédrin. Ce conseil suprême comprenait soixante-dix membres, dont un chef (Nassyon prina), deux rapporteurs (Ab-beth-den ou père de la maison du jugement, Chacham ou savant) et deux scribes.

L’ordre impérial avait été exécuté en toute sa teneur, et les Juifs, s’inclinant sous la main qui les frappait, votèrent à la fin du Congrès la motion suivante : « Les députés israélites déclarent que leur religion leur ordonne de regarder la loi du prince comme loi suprême en matière civile et politique. » C’était là une affirmation inexacte, encore qu’elle fût bien conforme au vœu secret de l’Empereur : la loi mosaïque donne toutes les prescriptions civiles nécessaires au peuple choisi, – et les dites prescriptions sont loin d’être conformes à celles du Code Napoléon.

Mais le maître était assez fort pour être obéi : les rabbins vont même, dans leurs flatteries exagérées pour Napoléon, jusqu’à lui appliquer une foule de passages des Écritures. Quand le Grand Sanhédrin se réunit, à partir du 9 février 1807, ce fut avec une entière docilité envers le pouvoir : aucune difficulté ne surgit au cours des huit séances qui furent tenues. Nulle velléité de résistance non plus de la part d’une seconde Assemblée des Notables, convoquée pour le 25 mars 1807.

Malgré cette apparence de soumission aux volontés d’un régime absolu, les Israélites n’en gardèrent pas moins leur organisation toute spéciale ; ils ne témoignaient d’ailleurs aucune hostilité aux Juifs étrangers qui protestaient contre l’institution du Grand Sanhédrin. Dans l’immense unité de l’Empire, ils se recherchaient et se groupaient en communautés dont les membres dispersés pouvaient, par un système de renseignements bien organisé, rendre les services commerciaux les plus signalés à leurs associés. L’époque du blocus continental rendait particulièrement nécessaires et fructueuses ces relations internationales.

Napoléon ne laissait pas que d’être préoccupé de cette organisation qui lui échappait ; il redoutait les trahisons, où qu’elles pussent avoir lieu : en affaires, dans les conseils de la politique ou sur les champs de bataille. Déjà, lorsque le règlement du 10 décembre 1806 eut organisé le culte israélite, un serment de fidélité avait été exigé de tous les rabbins. Les inquiétudes que les relations existantes entre leurs communautés donnaient à l’Empereur soupçonneux, dont nul détail ne demeurait ignoré, eurent pour les Juifs un fâcheux effet : le 17 mars 1808, était rendu « l’infâme décret » qui venait apporter de sensibles restrictions à la loi générale de l’égalité de tous les citoyens. Les principales dispositions de ce décret étaient les suivantes : les engagements pris envers les Juifs par des mineurs, des femmes ou des militaires, sont nuls pour le présent et pour l’avenir ; – le Juif doit toujours justifier qu’il a fourni la valeur portée sur un billet ou une lettre de change ; – il lui est défendu de venir se domicilier en Alsace ; – il faut une patente spéciale au Juif pour commercer : – c’était atteindre gravement les Juifs dans leurs intérêts et mettre de dures entraves aux professions de commerçants et changeurs qu’ils exerçaient presque à l’exclusion de toute autre. Enfin, il est décidé que, pour eux, le remplacement militaire n’est plus admis ; sans doute parce qu’un peu partout l’enquête donne des résultats tels que ceux-ci : « Sur 66 Juifs qui, dans un laps de six ans, devaient faire partie du contingent de la Moselle, aucun n’est entré dans les armées »… « dans le département du Mont-Tonnerre, jusqu’en 1806, les Juifs ont constamment éludé les lois de la conscription  ». Enfin, le 20 juillet 1808, un décret, complémentaire de celui du 17 mars, ordonnait aux Juifs d’adopter dans les trois mois des noms et prénoms fixes.

Pour Napoléon, le Juif est donc encore, en 1808, une race distincte, et il consent, il croit nécessaire d’apporter contre cette race une formelle dérogation aux principes de la Révolution et de son gouvernement. À partir de cette date, aucune disposition législative nouvelle n’interviendra contre les Israélites : Napoléon, absorbé par les affaires du monde, s’est peut-être détourné d’eux pour quelque temps ; ou bien la Franc-Maçonnerie, protectrice des Juifs, est intervenue en leur faveur, sinon auprès de l’Empereur même, du moins auprès de ses ministres, de Fouché notamment.

Rien d’ailleurs ne ressemble moins à une persécution que le régime inauguré à l’égard des Juifs par les décrets de 1808. Il s’agit non de les molester, mais de les traiter comme une race à part. Seize mois auparavant, du reste, le 26 novembre 1806, il avait déjà été décidé par le ministre de la justice que les Juifs devraient jurer suivant leur rite  – Ce n’est point un État dans l’État –; mais Napoléon les a reconnus rebelles à l’assimilation et les traite comme des hôtes, non comme des enfants de la maison.

Quelle fut la part des Juifs à la chute de l’Empire ? On ne le peut déterminer aisément ; il est permis pourtant de supposer qu’ils n’y furent pas étrangers, car leurs chefs se trouvaient alors à Londres et à Liverpool.

En tous cas, ils n’ont point pris part, semble-t-il, à l’établissement du gouvernement royal. Ils pouvaient penser d’ailleurs que cette réaction violente contre toutes les opinions et tous les actes de la Révolution leur serait naturellement défavorable. De fait, la charte du 4 juin 1814 reste absolument muette sur les Juifs. Seuls, les articles 5, 6, 7, intéressent spécialement les Israélites, assimilés pour le reste à l’ensemble des citoyens. La reconnaissance solennelle du catholicisme comme religion d’État, bien que la liberté de tous les cultes fût respectée (articles 5-6 de la Charte), était moins grave pour les Juifs que la teneur de l’article 7 qui les maintient, eux seuls, en état d’infériorité : « Les ministres de la religion catholique, apostolique et romaine, et ceux des autres cultes chrétiens, reçoivent seuls des traitements du Trésor royal. »

Aucune protestation pourtant ne se produisit à ce sujet de la part des Juifs ; et la seule proposition qui leur soit favorable est faite alors par Viennet, franc-maçon, qui demande, pour les ministres de tous les cultes légalement reconnus, la rétribution de l’État. La proposition n’eut pas de suite ; elle sera reprise le 7 août 1830.

Jusqu’à la chute de Charles X, l’État intervient peu dans les affaires des Israélites ; il se borne à assurer, en prêtant à cet effet le ministère de ses agents, que les Israélites versent exactement les sommes dues par eux à leurs communautés pour l’entretien du culte mosaïque.

Il n’y a point trace d’hostilité du pouvoir envers les Juifs. Loin de donner satisfaction aux plaintes nombreuses qui, en 1814/1815, reprochaient aux Juifs d’avoir tourné le décret du 17 mars 1808, le gouvernement de la Restauration abrogea « l’infâme décret ». Peu après, l’obligation de prêter serment more judaïco tombait également — La jurisprudence n’admit pas pourtant, dès l’abord, que les Juifs pussent valablement prêter serment devant le Christ. Le mars 1846 seulement, la Cour de cassation rendit un arrêt de principe, formel et définitif.–. Et la création d’une école rabbinique était autorisée à Metz.

La Restauration paraissait reprendre les traditions de Louis XVI à l’égard des Israélites ; mais les progrès étaient lents, lorsque soudain la monarchie de juillet, fille de la Révolution, permit aux Juifs de briser cette inégalité dernière que créait pour eux l’absence de budget du culte.

LA DERNIÈRE ÉTAPE

On sait quelle part les sociétés secrètes ont eue aux trois glorieuses et à la fondation du régime nouveau ; on n’ignore pas non plus que la haute banque n’y fut point étrangère. Dans le monde des financiers comme dans les clubs, l’élément israélite avait sa place ; il ne tarda pas à obtenir sa récompense de l’aide généreusement accordée aux fauteurs du mouvement.

L’abolition de l’article 6 de la Charte, qui donnait au catholicisme le caractère de religion d’État, n’était pas chose suffisante ; le 13 novembre 1830, le ministre de l’instruction publique et des Cultes, président du Conseil d’État, Mérilhou, franc-maçon et affilié aux carbonari, apporta sur le bureau de la Chambre des députés, au nom du gouvernement, un projet de loi tendant à établir qu’à partir du 1er janvier 1831, les ministres du culte israélite recevraient un traitement, payable par le Trésor.

Le 4 décembre 1830, le projet fut discuté par la Chambre. Il ne manqua pas de soulever une très vive opposition, et le beau discours de M. d’Escayrac-Lanture mit, fort à propos, la question au point :

« Si je cherche, s’écrie l’orateur, si je cherche les titres que les Juifs ont à une faveur spéciale, j’avoue que je n’y trouve aucun motif. L’Assemblée Constituante leur a accordé tous les droits civils, mais il ne suffisait pas que la loi en fît des citoyens, il aurait fallu leur donner les mœurs, les habitudes de la France ; on était dans une complète impuissance.

« Napoléon, voyant que rien encore n’avait pu détruire chez les Juifs les habitudes qui en faisaient, en quelque sorte, une nation à part, forma un sanhédrin en 1806, afin qu’une discussion publique pût fixer leur doctrine et dissiper les préjugés. Les efforts de Napoléon ont-ils été couronnés d’un succès complet ? Je n’hésite pas à dire non ! Il n’a presque rien obtenu d’une conception dont on devait attendre les plus heureux résultats. Les Juifs, comme par le passé, ne se sont point mêlés à la nation. »

La majorité ne voulut point suivre l’opposition dans la voie où celle-ci s’engageait. La discussion fut rapidement close et on passa au vote sur l’article unique du projet. Comme l’épreuve à mains levées était ordonnée et que la grande majorité votait oui, on demanda le scrutin secret, et il y fut sur le champ procédé. 211 voix pour, 71 contre le projet : tel fut le résultat du dépouillement. La Chambre des députés avait adopté.

Le projet fut alors porté à la Chambre des Pairs, et la discussion s’ouvrit le 8 janvier 1831. L’issue de la délibération ne pouvait être douteuse ; la minorité n’en tint pas moins à protester contre la faveur dont on voulait gratifier les Israélites. Entre tous, le discours de l’amiral Verhuel mérite d’être retenu. Membre du Consistoire protestant de Paris, vice-président de la Société biblique protestante, l’amiral Verhuel observe que « le gouvernement doit être paternel et juste envers tous ; ses efforts doivent être constants pour faire jouir toute la nation des avantages sociaux que nous devons au progrès des lumières : comment alors peut-il s’occuper de salarier une religion qui ne peut que propager l’erreur et la perpétuer ?

« Depuis la destruction de Jérusalem, la nation juive est dispersée sur toute la terre et partout fait race à part, gouvernée par le Talmud, ce chaos informe, ce réceptacle d’erreurs et de préjugés, où viennent se presser tous les rêves du fanatisme en délire et tous les principes antisociaux.

« Or, s’il importe de concilier l’ordre et la liberté, il est certain que l’homme, souverainement indépendant comme croyant, demeure subordonné comme citoyen. L’État, qui ne peut lui demander compte des articles de sa croyance en tant que dogme religieux, conserve le droit de s’en enquérir en tant que principe de sociabilité.

« Je demande comment le gouvernement pourrait s’en enquérir dans une religion qu’il ne connaît pas, et qui est supposée avoir des principes antichrétiens et antisociaux. Aussi longtemps que cette obscurité pèsera sur leurs lois orales, comment peut-on les protéger et fournir les moyens de salarier les docteurs de cette loi ? »

D’autres orateurs firent valoir aussi que le budget du culte catholique ne représentait qu’une indemnité pour un capital confisqué, tandis que le culte israélite n’avait abandonné aucun bien à la nation. Ces justes remarques, non plus que la protestation de l’amiral Verhuel, n’eurent d’action sur le résultat du vote. 91 pairs prirent part au scrutin : la proposition du gouvernement fut adoptée par 57 voix contre 32 ; deux membres de la Chambre Haute avaient voté blanc.

La loi fut promulguée le 8 février 1831. Les ordonnances du 22 mars et du 6 août de la même année réglèrent la question financière : le grand rabbin eut 6 000 francs ; les rabbins départementaux, 3 000 francs ; les rabbins communaux, 1 000 francs. Le 25 mai 1844, une ordonnance nouvelle organisait complètement le culte israélite. Depuis lors, peu de modifications sont intervenues. La plus importante est peut-être l’augmentation de traitement obtenue par les rabbins en 1850, sur la demande de Crémieux, qui avait vu repousser des propositions de même genre en 1846, 1847, 1849.

Les Juifs ont donc fait le dernier pas, en obtenant leur part du budget des cultes. Désormais, ils n’ont plus rien à réclamer : politiquement, civilement, religieusement, leurs droits étaient dès lors les mêmes que ceux des Français d’origine, et toute revendication de race ou de caste, le maintien même de leur caste isolée n’avait plus de raison d’être.

LA LÉGISLATION SPÉCIALE AUX JUIFS DEPUIS 1844

La loi du 8 février 1831 et l’ordonnance de 1844 organisent le culte israélite. Les modifications législatives qui viendront ensuite seront toutes de détail.

En 1856, une conférence des grands rabbins de France, à côté de questions d’ordre intérieur, examine et fait approuver ensuite par le gouvernement la création d’une caisse des retraites pour les rabbins, la dispense du travail du jour du sabbat pour les Juifs internés dans les maisons centrales, l’établissement à Paris du séminaire israélite (l’école rabbinique de Metz).

Les attributions des consistoires et les prérogatives des ministres du culte israélite ont fait l’objet des décrets du 29 août 1862, du 5 février 1867, du 12 septembre 1872.

Notons, en particulier, que les traitements ont été fortement élevés : le grand rabbin de France reçoit 12 000 fr. ; le grand rabbin de Paris, 5 000 fr. ; les grands rabbins, 4 000 fr. ; les rabbins communaux, de 1 750 à 2 500 fr. ; les ministres officiants de 600 à 2 000 fr.

Le 5 mars 1874, une décision ministérielle permet aux présidents des consistoires de correspondre en franchise, sous bandes, avec les mairies des communes comprises dans leurs ressorts consistoriaux. De plus, toutes les lois, les décrets et les circulaires, relatifs au culte en général, s’appliquent également au culte israélite.

CONCLUSION

De conclusion à cette brève étude historique, il n’en serait point besoin; ce sont les évènements de chaque jour, c’est l’histoire de la race juive en France depuis 1860 qui en fournirait nécessairement les éléments.

Les Juifs avaient ainsi acquis une patrie et le National pouvait écrire ironiquement le 3 mars 1849 : « Jérusalem renaît plus brillante et plus belle » ; et cette patrie ne leur ménage pas sa protection ni ses faveurs. Si la Chambre resta sourde aux sollicitations d’Hippolyte Carnot demandant notre intervention en faveur des Juifs auprès de diverses cours européennes, notre gouvernement parla haut et ferme pour les Israélites molestés à Dresde et à Bâle-campagne.

Quand éclata la Révolution de février, Adolphe-Isaac Crémieux se trouva à la tête des insurgés, demanda la formation d’un gouvernement provisoire, et dans ce gouvernement prit le portefeuille de la justice ; un autre Juif, Goudchaux, eut les finances. Le chef de la maison Rothschild accorda son appui au nouveau régime.

L’Empire fut dès l’abord accueilli par les Juifs avec la même faveur, et envahi par eux et leur personnel dans une large mesure. En particulier ils profitèrent de la protection tacite qui leur était accordée pour fonder, en 1860, l’Alliance Israélite Universelle, sous la présidence d’Adolphe Crémieux.

Quelques années après, le même personnage était membre du gouvernement de la défense nationale, et signait, lui le premier, le fameux décret de naturalisation des Juifs algériens, qui n’avaient pas profité des dispositions pourtant bienveillantes que le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 renfermait pour leur permettre d’acquérir aisément la nationalité française.

Il aura donc fallu près de deux millénaires pour que les juifs en France soient reconnus comme des juifs de France et ça me désole de voir les juifs de France expulsés d’un pays alors qu’ils en sont les habitants depuis des milliers d’années. J’en veux infiniment aux fausses élites françaises de ne pas avoir vu assez tôt le danger qui venait, car nul doute que l’antisémitisme est une réalité. Il est peut-être difficile pour eux de le différencier de la xénophobie!!

FREDAL

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