Et si la SNCF s’était mise en grève à cette époque…

22 Décembre 2018

Entre La Bataille du rail de René Clément, en 1946, qui montrait des cheminots tous résistants et la mise en accusation, en 1990, de la SNCF pour avoir collaboré à la déportation des Juifs de France, on ne savait en fait presque rien de l’histoire des cheminots sous l’Occupation.

Les cheminots ne chômaient pas

Non, les cheminots n’appartenaient pas tous à la Résistance, même si une partie d’entre eux y participa. Et non, même si la SNCF fut bel et bien un rouage de la Solution finale, elle ne fut pas indifférente au sort des Juifs. A travers l’étude des vols que les cheminots commirent, ou du travail commun qu’ils entreprirent avec les Allemands dans les gares françaises, se dessine une image vivante et nuancée de ces quelque 500 000 travailleurs d’une corporation, davantage conservatrice que révolutionnaire.

Quand s’achève la dernière guerre, une jeune entreprise nationale est unanimement élevée sur le pavois de la résistance à l’occupant : la SNCF. Communistes, qui dirigent la fédération des cheminots, socialistes, qui tiennent le ministère et bientôt la présidence, gaullistes, tous vibrent à l’unisson au récit des exploits héroïques des saboteurs du rail ou des agents de liaison, de renseignement ou d’évasion en bleu de chauffe. La SNCF est aux entreprises ce que la 2e DB est à l’armée française : l’une et l’autre n’ont-elles pas participé directement à la libération de Paris ? Elle sauve l’honneur des acteurs économiques, dont beaucoup ont dû, et ont voulu, collaborer.

Neuf mois après la capitulation allemande sort dans les salles de cinéma La Bataille du rail. Sa réalisation a été décidée par le mouvement Résistance fer, et puissamment aidée par la direction générale de la SNCF, qui est intervenue dans le scénario comme sur le tournage. Selon la formule du critique Georges Sadoul, proche du PCF, “c’est une oeuvre dictée par la masse de la Résistance” . Des pré-projections devant la direction et devant des cheminots ont précédé la sortie en salles. Partout c’est un triomphe. Le premier festival de Cannes de l’après-guerre lui décerne en octobre 1946 sa palme d’or, et à René Clément le prix de la mise en scène. Mais dans les années 1980, cette image de figure de la résistance est écornée puis contestée – avec force – par certains. Des doutes et des questionnements subsistent quant à sa responsabilité dans la déportation de Juifs. Le sujet devient un enjeu mémoriel fort, où le soupçon d’une collaboration active avec l’ennemi entache la belle image de la geste cheminote.

Un soldat allemand dans une gare française en 1940 / Wikimedia Commons. Source: Archives fédérales allemandes
Cinquante-quatre ans plus tard, les dirigeants de la SNCF tentent de revisiter l’image d’Epinal. Depuis le cinquantième anniversaire de la rafle du Vél’ d’Hiv, en 1992, l’alerte est donnée. Des voix se sont élevées pour évoquer l’attitude de la SNCF face aux trains de la mort nazis. Entre La Bataille du rail et Nuit et brouillard, le contraste risquait d’être par trop brutal.

Il fallait donc apporter un regard extérieur. Car les cheminots se sont constitués en historiens collectifs. Ils se sont forgé une mémoire commune où “les événements se tamponnent de l’appel du 18 juin aux combats de la Libération”. Voyez le générique de La Bataille du rail : il rappelle la coupure de la France en deux (1940-1942) alors que l’action du film se situe autour de juin 1944 ! Qui est l’auteur de ces remarques décapantes? Christian Bachelier, un chercheur de l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), à qui un ex-président de la SNCF, Jacques Fournier, a ouvert les archives de l’entreprise nationale et commandé un rapport documentaire de près de 1 000 pages, hors annexes. Ce rapport, “La SNCF sous l’occupation allemande”, est l’une des bases essentielles du colloque organisé dans une salle de l’Assemblée nationale. Présidé par l’académicien René Rémond, ouvert par Louis Gallois, président de la SNCF à l’époque, et clos par le ministre communiste, et ancien cheminot, Jean-Claude Gayssot, il a pour thème “la SNCF de 1939 à 1945”. Il se veut une étape importante de la mémoire cheminote, avec en clôture de la première journée, l’intervention de Serge Klarsfeld, président de l’association les enfants des déportés juifs de France.

De nombreux indices suggèrent à quel point cette mise au jour est jugée à la SNCF comme une œuvre délicate. Car que nous apprend le rapport de Christian Bachelier ? En un mot, que la SNCF ne s’est pas vraiment distinguée des autres entreprises françaises jusqu’à l’année qui a précédé la Libération. Elle était pilotée directement par un Etat français qui prônait la collaboration, et mise à la disposition de l’occupant nazi par la convention d’armistice. “La technique d’abord” est le mot d’ordre de ceux qui ont dirigé la SNCF sous l’Occupation. Le premier, Jean Berthelot, major de l’X et de l’Ecole des mines, est un cheminot passé par les cabinets ministériels. Comme beaucoup de dirigeants cheminots de l’époque, dont le fameux Raoul Dautry, il assimile la politique à l’amoralité. Pour eux la technique fonde la morale et l’autorité du chef. L’économie dirigée doit être imposée face au libéralisme, générateur de crises. La concurrence est nuisible, l’intervention de “l’Etat technicien” bénéfique.

Secrétaire d’Etat aux Transports et aux Communications dans le deuxième cabinet du maréchal Pétain, Jean Berthelot va s’atteler à faire revivre un trafic ferroviaire sévèrement entravé par la Wehrmacht. L’occupant, qui a habilement choisi de laisser à la SNCF “la charge et la responsabilité des transports”, sous la surveillance de l’administration allemande, y a tout intérêt, d’autant qu’il prépare l’invasion de la Grande-Bretagne. Les cheminots faits prisonniers sont libérés en zone occupée, le ravitaillement en charbon de la SNCF est favorisé.

La vie économique et la vie tout court des Français dépendent aussi de ces efforts, le train étant alors le mode de transport presque exclusif. Mais dans l’organisation du trafic, les huit catégories de priorités définies en ordre décroissant par Berthelot et la SNCF doivent se conformer aux priorités allemandes. Et celles-ci placent évidemment les transports de guerre en n°1 absolu. Ce système sera totalement respecté, et il incite plutôt au zèle : les cheminots feront circuler des trains supplémentaires, souvent à l’insu du contrôle allemand, pour assurer malgré tout des transports nécessaires aux Français, mais placés en queue de liste…

Jean Berthelot veut aller plus loin. Il situe résolument son action dans le cadre de la collaboration avec l’Allemagne nazie voulue par Pétain, et en particulier avec la Reichsbahn, tant vantée par Hitler et dont les effectifs atteindront 1 million et demi d’employés. La technologie et l’organisation de la Reichsbahn, en pointe dans la traction électrique, le diesel “à grande vitesse”, fascinent de nombreux ingénieurs français. Berthelot souhaite adapter le réseau français au système des transports allemands. Et il pousse un projet grandiose qui intéresse le gouvernement et les industriels allemands: la voie transsaharienne. Le jour de décembre 1941 où le maréchal Keitel publie les décrets Nuit et brouillard (déportation pour tout auteur d’un acte hostile au Reich), Berthelot est en Algérie, il inaugure à Tiz-Zaguine un tronçon du transsaharien. 

L’esprit de corps des cheminots vaudra tout de même quelques adoucissements à la SNCF par rapport au régime commun. La croisade corporatiste et l’épuration antisyndicale s’arrêteront aux portes des gares, car Berthelot veut préserver la cohésion de la “vraie” corporation, celle des cheminots. Et bien que leur fédération compte de nombreux communistes, il protège les syndicalistes.“Le syndicalisme étant par essence même revendicateur, il n’y a pas plus lieu de le poursuivre que le patronat par essence, lui, conservateur « , écrit-il dans une note de service. Quand la croisade anticommuniste débutera, Berthelot redoutera qu’elle ne serve aux dirigeants de la SNCF à masquer une répression antisyndicale. Et curieusement, quand Berthelot sera traduit devant la Haute Cour de justice, en 1946, dans le cadre de l’ultime épuration, la CGT ne répondra pas aux demandes d’information du magistrat instructeur… Berthelot sera libéré le jour même du verdict, sa condamnation à deux ans de prison n’excédant pas la durée de sa détention préventive. 

L’aryanisation de la SNCF sera moins douce. Fidèle à sa conception “technicienne”, Berthelot tentera de garder les “Juifs intéressants”, quitte à les déplacer. La solidarité de corps jouera surtout envers quelques cadres supérieurs, car en bas de l’échelle 82 agents israélites seront licenciés. Il y avait peu de cheminots juifs, et, à partir du 11 août 1941, les candidats à un emploi doivent remplir un formulaire certifiant qu’ils ne le sont pas. L’effet des mesures antimaçonniques est moins bien connu. Mais le chercheur relève “l’absence, ou au mieux la rareté, de manifestations de solidarité envers les collègues persécutés par le gouvernement de Vichy”.

“Mes locomotives, mes wagons, mes redevances ! ” Telles étaient plutôt les préoccupations majeures des dirigeants de la SNCF pendant les trois premières années d’occupation. La Reichsbahn, débordée de travail, ne cesse de vouloir puiser dans les ressources de la SNCF. L’Allemagne réquisitionne 3 000 locomotives et 85 000 wagons dès la première année, et en réclame d’autres. Elle ne restitue pas toujours les trains français qui ont franchi le Rhin. Berthelot et la direction de la SNCF se battent pied à pied pour limiter les ponctions ­ ne parvenant en fait qu’à les retarder ­ et pour en obtenir dédommagement. S’engage alors un débat surréaliste entre autorités françaises pour déterminer ce qu’il faut “réclamer” à l’occupant. Plutôt qu’une indemnité pour privation de jouissance, Berthelot entend percevoir une redevance pour “location” de trains, car dans ce cas la propriété de la SNCF est clairement reconnue. Mais, lui objecte-t-on, la location de l’occupé à l’occupant n’est pas prévue dans la convention d’armistice… De toute façon, ces réclamations impressionnent peu les autorités allemandes. Seule la nécessité finira par faire déboucher ce simulacre de négociations. A l’automne 1943, Albert Speer devient ministre de l’Armement et de la Production industrielle. L’architecte personnel d’Adolf Hitler met en place une organisation européenne de l’industrie de guerre, qu’il veut éclatée et interconnectée par le rail. Speer veut par exemple que les usines françaises déchargent les usines allemandes de toute fabrication civile, afin que celles-ci ne se consacrent qu’à l’armement. Il a donc besoin de ménager une SNCF qui commence à être affaiblie par les sabotages et les bombardements. La part du transport allemand, qui représentait déjà deux tiers de son activité fin 1941, passe à 85 % deux ans plus tard. Aussi Albert Speer freine-t-il les prélèvements de matériel et autorise-t-il les premiers versements de Reichsmarks, tant pour rémunérer le transport allemand que pour compenser les fameux “emprunts”. Sur trois ans (mi-1940 à mi-1943) le Trésor français percevra d’Allemagne, sous forme de forfaits successifs, un peu plus de 13 milliards de francs de l’époque, soit 50 % de ce que la SNCF réclamait. Et elle va se voir accorder le statut “S” d’entreprise protégée des ponctions du Service du travail obligatoire. Cela permettra de limiter à 10 000, sur près de 500 000, le nombre de cheminots français enrôlés par la Reichsbahn… et d’embaucher de nombreux résistants pour les mettre à l’abri du STO. 

Car à partir de fin 1943, malgré les efforts du nouveau maître de la SNCF, très proche d’Albert Speer, le ministre de la Production industrielle, Jean Bichelonne, incroyable tête d’oeuf (19,75/20 de moyenne à l’examen de sortie de Polytechnique, record du savant Louis Arago pulvérisé !) mais politiquement infantile, l’esprit de collaboration va sombrer à la SNCF. Longtemps les actes de résistance y avaient été sporadiques, même si quelques réseaux d’évasion et de renseignement fonctionnaient dès 1940. Mi-1941, la violation du pacte germano-soviétique par Hitler et un télégramme du secrétaire général du Komintern, Georgi Dimitrov, lancent le PCF dans la résistance, lui qui avait été dissous et pourchassé pendant la drôle de guerre pour propagande pro-allemande. C’est alors qu’avait été arrêté et condamné à trois ans de prison Pierre Semard, ancien secrétaire général de la fédération des cheminots. Ses obsèques solennelles au Père-Lachaise quelques jours après la libération de Paris en feront la figure emblématique des cheminots communistes et syndicalistes. En mars 1942, il avait été arraché de sa geôle et exécuté comme otage par les nazis sans avoir eu l’occasion, et pour cause, de résister. Au début de l’Occupation, le PCF était devenu “semi-illégal”, selon les termes mêmes de sa direction, qui a tenté sans succès de négocier avec les Allemands la reparution de L’Humanité. Mais après l’invasion de l’URSS, en 1941,“Louis” et “Raymond”, deux cheminots membres d’un réseau communiste, mettent au point la technique du déraillement : le déboulonnement des éclisses (attaches entre deux rails) plus la liaison des deux rails par fil de fer pour ne pas déclencher le signal d’arrêt. Commence alors l’engrenage des sabotages et des exécutions d’otages, qui allait contribuer à la révolte des cheminots. La menace du STO, les défaites nazies, l’approche perceptible du débarquement en France allaient faire le reste. Deux autres polytechniciens, Jean-Guy Bernard et Louis Armand, s’illustrent à la tête de Résistance fer. On recense 276 sabotages en 1942, 2 000 en 1943, 6 000 en 1944. Avec en particulier son “plan vert”, qui prépare le débarquement, la Résistance coupe deux fois et demie plus de voies que les 75 000 tonnes de bombes alliées larguées sur le réseau ferré français. Malgré le détachement massif de dizaines de milliers de cheminots allemands en France, la SNCF s’auto-paralyse inexorablement. La résistance passive se transforme en grève insurrectionnelle tout autour de Paris en août 1944. A l’heure des bilans, on estimera selon les sources entre 1 600 et 2 000 le nombre de cheminots exécutés, morts en déportation ou disparus. La Bataille du rail n’avait rien inventé.

Mais il y a aussi Nuit et brouillard. De mars 1942 à juillet 1944 ont été déportés 76 000 Juifs de France, tous par train, dont 70 000 vers Auschwitz. A la Libération, on ne comptera que 2 500 survivants. Au départ composés de matériel allemand, les convois furent rapidement constitués d’une vingtaine de wagons couverts KKW et KKU de la SNCF : 20 tonnes de charge, quatre volets d’aération, 50 personnes par wagon. Sous l’autorité de l’occupant et de l’Etat français, ces transports sont exécutés par la société nationale. Les gares et les postes centraux sont français. “Les archives et les témoignages ne relèvent aucun refus, aucune protestation de la part du transporteur portant sur l’exécution de ces transports, ni aucune consigne de sabotage « , relève le rapport documentaire commandé par la SNCF. Les facturations de ces convois sont émises par l’agence de voyages de la Reichsbahn, la MER, mais la SNCF établit ses propres factures, qu’elle adresse à son commanditaire, le ministère français de l’Intérieur, où elles relèvent du chapitre “transports administratifs”. Les Allemands considèrent qu’ils couvrent ces factures avec les forfaits accordés par Albert Speer pour l’ensemble des transports militaires. Car, aux yeux des nazis, ils entrent dans cette catégorie M, “trains militaires”, au premier rang des priorités de trafic dictées à la SNCF. Un pointage précis des trains de déportés est établi par la société nationale, qui connaît la nature des chargements : “trains d’israélites”. Ils ne sont pas désignés par des codes secrets. Tous les cheminots étaient bien placés pour surveiller le trafic allemand, y compris les trains de déportés, et furent d’ailleurs des sources irremplaçables pour la Résistance et Londres. C’est encore la SNCF qui ferme les portes et les plombe. Et bien que cela ait toujours été omis dans tous les témoignages, ce sont des cheminots français qui ont conduit les convois de déportés jusqu’à la frontière, puisque la direction de la SNCF a pu s’opposer jusqu’au printemps 1944 à l’emploi de conducteurs allemands. Il est plus que probable que des cheminots résistants aient eu à en conduire. Mais la résistance organisée considère qu’arrêter les trains de déportés n’est pas une priorité par rapport à la libération du territoire. Seule une résistance civile spontanée, faite de mille petits gestes, tentera d’alléger le sort (connu ou inconnu, la question n’est pas tranchée) de ces malheureux : ravitaillement en cachette, transmission, pas toujours anonyme, aux familles des messages laissés sur les voies, outils cachés dans les wagons, convois ralentis pour faciliter les évasions, aide aux évadés, etc.

A la Libération, une SNCF aux installations ravagées mais au rôle encore crucial dans la reconstruction du pays connaîtra une épuration modérée : moins de 1 % des employés sanctionnés. Et il y aura bien peu de protestations. Personne n’a intérêt à gâcher une telle aura d’entreprise résistante. Mais depuis beaucoup de choses ont changé. Des entreprises allemandes liées au régime hitlérien et aux pratiques du travailleur-esclave n’ont pas hésité à financer des études et même à éditer des livres pour que soit faite la lumière sur leur propre passé. 

FREDAL

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